Porte 333
Il fait froid, il fait gris. Je n’aime pas l’hiver, c’est la saison des mauvaises nouvelles. Et cette journée s’annonce difficile. Gelé jusqu’aux os, les doigts gourds, je descends d’une petite fourgonnette, accompagné de plusieurs policiers. Nous marchons dans une atmosphère lugubre, vers un bâtiment plus lugubre encore. La porte s’ouvre sur un sinistre crissement, comme entraînée par une force invisible. Je n’aurais pas dû venir, j’aimerais être ailleurs... mais il fallait bien lui faire mes adieux.
On débouche dans une petite cour morne, sans vie : pas d’arbre, pas un brin d’herbe, seulement du béton d’un blanc sale. On traverse une longue galerie sous des arches usées par les années. C’est un véritable dédale, le marquage au sol est usé et sans mon escorte, je ne saurais où aller. Certaines portes sont condamnées, recelant bien des questions. Je suis transis de froid, je ne sens plus mes mains. J’aperçois quelques pauvres hères qui longent les murs à tâtons et qui ne sortiront jamais d’ici. Je voudrais les plaindre mais je ne peux pas, j’ai le cœur aussi glacé que cette sombre journée d’hiver. Mes dernières larmes, je les garde pour elle, rien que pour elle.
Nous traversons plusieurs salles. Des hommes, des femmes, sans âge, le regard torve, nous fixent. Me voient-ils seulement ? Encore une porte. J’entre. Nous traversons un long couloir blanc qui conduit à une autre enceinte. Je suis fatigué tout d’un coup, ma tête, mes membres, mes mains me font mal, surtout mes mains. Je fais un effort pour prendre sur moi et marcher droit devant. Je pense à elle, comme elle doit détester cet endroit. Nous nous arrêtons devant une grille sécurisée. Je lis sur le panneau « Quartier de Haute sécurité ». J’en ai des frissons. Le plus gros des policiers marmonne des consignes aux autres et annonce à l’interphone « J’accompagne Monsieur Jack Insanis». Un infirmier en blouse blanche apparaît derrière la grille et déverrouille le système d’entrée. Un homme maigre et gris s’avance vers moi. Ses grands yeux délavés, fantomatiques me sondent, énigmatique. Mais me voit-il ? Je le reconnais, c’est le docteur Steiner. Il était au procès, parmi d’autres experts. Je me souviens de sa petite voix aigre lorsqu’il parlait d’elle. « Responsable, mais pas coupable. Crise de démence fulgurante…un déchaînement de fureur. Une barbarie que rien, nul n’aurait pu prévoir...Un dysfonctionnent psychique incurable ...un transfert irréversible...dû à de longues périodes de maltraitance par un mari, un père tyrannique et abusif...bla, bla, bla. » Les mots se mélangent dans mon esprit. J’ai peur, j’ai peur pour elle. C’est ici qu’elle va finir ses jours, avec cet homme de glace et tous les autres qui vont la tenir enfermée dans une éternelle prison chimique. Ceux qui l’ont condamnée, ne savent pas comme elle peut être douce et fragile, à se briser. Des années et des années de mauvais traitement par mon ivrogne de père l’ont rendue cassante comme du verre. « Tout va bien se passer, me dit Steiner d’un ton compassé. Ayez confiance. Elle vous attend. »
Oh non, je n’ai pas confiance. Il me dégoûte avec ses lèvres pincées, ses traits livides et ce tic étrange qui contracte son sourcil gauche. Je ne pouvais pas m’empêcher de fixer ce sourcil montant et descendant, lorsqu’à la barre, il disait toutes ses atrocités sur elle : « Comment elle avait poignardé mon père, avec un acharnement inhumain, sans conscience de l’horreur de ses actes » . Ce tic m’en rappelle un autre, celui de mon géniteur : cette façon qu’il avait de claquer sa langue plusieurs fois dans sa bouche tordue, pour annoncer la déferlante de coups et d’injures.
Ce bon docteur me précède à présent : encore des couloirs sans fin, des grilles closes qui se succèdent, qui s’ouvrent et se referment dans un cliquetis sec, mécanique, sans pitié. Nous arrivons devant toute une rangée de portes capitonnées. C’est le grand silence, seulement quelques gémissements sourds. Et c’est là que je la vois. Elle est sous bonne garde. Toute petite et recroquevillée au milieu d’autres blouses blanches. Ils l’ont laissée sortir quelques instants pour moi, pour nous. Je cours vers elle.
Comme elle a changé, ses cheveux ont blanchi d’un coup. Elle est d’une pâleur extrême. C’est comme si le terrible hiver l’avait suivie jusqu’en ces murs. Me voit-elle seulement ? Mais si ! Bien sûr ! Ses grands yeux semblent me supplier de l’emmener loin d’ici, de l’arracher à ses geôliers. Ma mère. Ma mère ! Elle pleure à présent. Soudain, elle se jette dans mes bras. Je voudrais lui dire que je lui pardonne tout ! Mon enfance, les cris, la peur jusqu’à la délivrance finale où elle a enfin trouvé la force d’égorger ce nuisible ! Il nous avait tant meurtris ! Je lui pardonne, à elle, surtout toutes ces années où le courage lui a manqué ; je l’absous pour sa lâcheté de femme faible qui a tant failli à protéger son enfant, des blessures, pendant si longtemps. Elle me caresse les cheveux, elle me berce, elle me réconforte comme avant : « Adieu mon petit, mon tout petit. Ils ne comprendront jamais. Mais moi, je sais, je sais tout et je t’aimerai toujours. Il le méritait. Il devait mourir. C’était un monstre ! »
-Allons, allons, il est temps de vous dire au revoir à présent, dit froidement le docteur Steiner. Je vous assure que vous pourrez revenir, Madame.
J’ai un vertige tout d’un coup. Est-il devenu fou, lui aussi ? Je voudrais serrer ma pauvre mère, la serrer, fort, sans l’abîmer, mais je ne peux pas ! Mes mains me font encore plus mal. Mais ce n’était pas le froid qui les rendait si endolories depuis mon arrivée ! C’était les entraves, les menottes dont le fer me mordait les poignets ! Je m’écarte d’elle avec horreur. Et là, me voient-ils ? M’entendent-ils enfin quand je crie, quand je me débats en découvrant mon nom, sur la porte de la chambre 333 ?
Ce n’est pas la fin...