On aurait dit deux vautours....
On aurait dit deux vautours. Aussi inutiles qu’ils pouvaient paraître. Ils tournaient autour de moi depuis déjà vingt longues minutes en m’observant d’un air bête et en jetant des coups d’œil vers l’arrière, chacun tentant de paraître plus attentif que l’autre aux yeux de leurs supérieurs respectifs. Ceux-ci s’approchèrent d’ailleurs pour entendre ce qu’avaient à relater leurs élèves. Le premier avait les cheveux grisés par les années d’enquêtes non-résolues, le teint pâle mais le nez violacé, sans doute à cause de l’alcool, et selon ce que j’avais compris, c’était le Commissaire Bougret. L’autre, au contraire, éclatait d’une jeunesse insupportable, relevant constamment la mèche blonde qui lui couvrait l’œil droit, et était si fier d’avoir été désigné pour cette nouvelle affaire si trépidante ! Deux autres incompétents allaient s’ajouter à mon public, super.
« - Hmpff, bon, qu’est-ce qu’on a là ?
- Bonjour, mon Commissaire ! Le cadavre que nous avons sous nos yeux était un homme d’une trentaine d’années et nous ne l’avons pas encore identifié. Son corps est en état de… de…
- En état d’autolyse ! Désolé de te couper, mais il faut être rapide et précis dans ce genre de situation. N’est-ce pas, mon Commissaire ?
- Oui, oui. Vous savez quand les…les laborateurs vont arriver, Lerat ?
- Vous voulez dire la police scientifique ? Non, pas encore. Mais cela signifie qu’il nous reste encore beaucoup de détails à découvrir : c’est excitant ! »
L’air renfrogné de Bougret me fit presque esquisser un sourire. La naïveté et l’énergie du jeune associé le mettaient autant en rogne que moi.
Sur cette phrase, ils commencèrent leur recherche d’indices et bon sang, qu’il était temps ! Mais je n’y prêtai pas plus d’attention : mes pensées se fixaient sur mon arrivée dans ce lieu à l’atmosphère pesante et à l’odeur si répugnante que je ne pus retenir un toussotement, presque inaudible. Cependant, ce petit son suffit à les sortir de leur bulle et à attirer leur curiosité. Ils s’observèrent, cherchant du regard l’auteur, et ne trouvant pas, retournèrent à leurs occupations, sans me jeter un coup d’œil. Mais personne n’allait donc me remarquer ? Je n’y avais pas donné grande importance jusque-là, jugeant que ces messieurs avaient d’autres chats à fouetter que de m’adresser la parole, mais de là à ne même pas m’inclure dans leur champ de vision !
Je décidai alors que c’en était trop et que j’allais, respectueux comme j’étais, les saluer et quitter cet endroit qui me dégoûtait. Je posai les paumes de mes mains sur le sol et sentis la rudesse de ce sur quoi j’étais allongé depuis tout ce temps, poussai sur mes frêles jambes et me levai.
Leurs mines abasourdies et terrifiées m’empêchèrent d’entreprendre mon projet et me mirent soudain très mal à l’aise. Je regardai autour de moi, tentant de comprendre ce qui les faisait reculer ainsi, mais ça ne fit qu’accentuer leur mouvement.
« - Mais qu’est-ce que vous avez donc ? Et bien, parlez ! Pourquoi vous éloignez-vous de moi de cette manière ?
- Il… Il parle ?
- Quoi ? Évidemment que je parle, tout autant que vous. Qu’est-ce que cette question idiote ? »
Lerat regretta immédiatement sa question et partit rapidement se réfugier derrière les trois autres bouffons qui se tenaient devant moi.
Un long silence s’installa dans la pièce. Je le coupai, avec froideur, en demandant si quelqu’un pouvait m’expliquer ces réactions impolies qu’ils avaient. Un des deux jeunes apprentis s’avança vers moi, le regard méfiant et pensif, mais le Commissaire se mit en travers de son chemin.
« - Qu’est-ce que vous faites ?? Vous êtes inconscient ou quoi ? C’est un zombie !
- Laissez, s’il-vous-plaît. Hmm… Bonjour ? Je, m’a-pell-euh, Lu-CAS. »
Mais il me prenait pour un arriéré en plus ? De toute façon, ce n’était pas ça qui m’avait troublé. Zombie ? Pourquoi m’avait-il nommé de la sorte ? L’autre continuait son bafouillement.
« - Vous êtes mort il y a apparemment trois semaines et êtes en état de dé-com-po-si-ti-on. Comprenez notre étonnement !
- Haha, vous êtes un rigolo, vous, n’est-ce-pas ? En tout cas, vous me faites bien rire. Bon, plus sérieusement, je ne sais pas comment je me suis retrouvé ici, mais j’ai ma femme, Marie-Gertrude, à aller récupérer au métropolitain donc je vous laisse ici. Amusez-vous bien, mes salutations les plus distinguées. »
Je me retournai et fus étonné de ne pas voir ma montre à gousset et mon pardessus que j’avais l’habitude de porter, mais ne m’en inquiétai pas et me dirigeai vers la route.
« - Attendez, vous n’avez pas le droit, vous n’avez pas le droit… C’est ma toute première enquête et je n’ai même pas eu droit à un véritable cadavre ? Haha, haha, non, non, non… »
La voix qui m’avait arrêté dans mes pas n’avait plus rien à voir avec celle enjouée du naïf Lerat. Elle avait les intonations de celle d’un véritable psychopathe et faisait froid dans le dos.
« - Vous estimez pouvoir partir ainsi ? Et puis, qui êtes-vous pour pouvoir parler aussi bien qu’un ho… oh, je parle à un cadavre, ça n’a aucun sens. Il est en train de perdre sa chair et il me parle de sa… femme. »
J’étais pétrifié mais ne pouvait comprimer un rire nerveux.
« - Vous vous moquez de moi ? Bien, bien. Alors, je ne sais pas de quelle époque vous arrivez, ni pourquoi vous vous trouvez là et si vous êtes même un homme, mais ce que je sais, c’est que cette enquête va être ma première et ma plus réussie. Bougret, passez-moi le couteau.
- Mais, je…
- BOUGRET, PASSEZ-MOI LE COUTEAU. »
Il cueillit l’arme du bout des doigts et s’approcha de moi. Lentement. Lentement.