La Gazinière
Au cœur de la montagne se trouvait un petit village. Une maison de pierre de deux étages le surplombait. C’était une bâtisse à l’écart, trop grande pour le vieux couple qui y vivait seul depuis maintenant plusieurs années, leurs deux filles ayant quitté la maison familiale. Au rez-de-chaussée se trouvait l’étable qui abritait les chèvres, ainsi qu’un grand espace pour ranger la carriole à l’époque où elle servait encore à vendre les olives et autres légumes de la terre. On accédait au premier étage, qui était la maison d’habitation, par un escalier de pierre extérieur. Le dernier étage, quant à lui, était un débarras où étaient stockés tous les objets devenus inutiles.
La grand-mère était maigre et ridée et attachait toujours ses longs cheveux gris en chignon. Tous les matins elle se levait aux aurores pour aller cultiver ses terres. Elle se rendait ensuite dans la montagne et ramassait du bois pour la cheminée. Puis, elle rentrait préparer le repas pour son mari.
Le grand-père était tout aussi ridé que sa femme ; il était petit et avait la peau bronzée. Chaque jour, il amenait ses chèvres dans la montagne. Leur vie était rythmée par les saisons et la routine.
Au cours des années, la modernité était entrée dans la maison : l’électricité, l’eau courante et une gazinière, qui était en réalité une plaque avec deux feux reliée à une bouteille de gaz.
Cependant le grand-père, par caprice, refusait que son repas soit préparé autrement qu’au feu de cheminée, ce qui obligeait la grand-mère, jour après jour, été comme hiver, à aller chercher du bois et allumer la cheminée deux fois par jour pour préparer le repas de son mari. C’était une routine épuisante pour la pauvre femme car cette tâche s’ajoutait à toutes celles qu’elle devait déjà accomplir. Le seul répit qu’elle avait était en été, lorsque ses filles et ses petits enfants venaient passer les vacances chez eux : alors, le grand-père autorisait sa femme à se servir de la gazinière.
Les années passèrent et la grand-mère tomba malade. Par une chaude journée d’été elle mourut, et le grand-père se retrouva veuf. Les funérailles passées, et après le départ de la famille et des amis, il se retrouva seul.
Il se rendit alors compte de toutes les tâches qu’exigeaient la bonne tenue d’une maison, ainsi que le temps que prenait la préparation d’un repas : aller chercher le bois, allumer la cheminée et cuisiner. Et cela tous les jours, midi et soir.
Au bout d’une semaine, le grand-père agacé et lassé de devoir faire un feu chaque fois qu’il avait faim, regarda la gazinière et se dit « pourquoi pas ? ». Alors, sans aucune culpabilité, il ouvrit la bouteille de gaz et alluma la gazinière : la flamme apparut, vacilla puis s’éteint. Alors il recommença mais la flamme s’éteignit à nouveau. Après plusieurs tentatives infructueuses, il alla chercher une voisine pour qu’elle lui enseigne le fonctionnement de cette capricieuse plaque.
- « Flora, je n’arrive pas à me servir de la gazinière. Dès que je l’allume, le feu s’éteint. Et le problème ne vient pas de la bouteille de gaz. Elle est pleine, j’ai vérifié ».
Avec malice, sa voisine et amie de sa défunte femme lui répondit : « Tu ne cuisines pas ton repas à la cheminée ? »
- « … Non. Bon, tu viens m’aider ? »
La voisine suivit le grand-père chez lui. Elle lui montra comment se servir de la gazinière et mit le repas à chauffer. Le soir venu, lorsqu’il fut l’heure de dîner, il fit exactement ce que Flora lui avait montré, mais la flamme s’alluma un instant avant de disparaître. Impatient, le grand-père réessaya sans succès, s’énerva et finit par aller chercher Flora pour qu’elle lui allume à nouveau le gaz. Les jours passèrent et chaque fois que le grand-père voulait préparer son repas, le feu de la gazinière s’allumait pour s’éteindre après quelques secondes. Alors il appelait à chaque fois Flora qui allumait le gaz, préparait son repas sans plus de soucis et repartait.
Mais après plusieurs jours de ce manège, elle se lassa de devoir monter quotidiennement chez le grand-père et un matin elle se présenta à sa porte avec une de ses bouteilles de gaz. Elle fit l’échange et repartit.
Dès ce jour, le grand-père ne rencontra plus de problème pour préparer ses repas.
L’été suivant, quand les filles et les petits enfants revinrent en vacances, un après midi alors que Flora discutait avec l’aînée, elle lui raconta l’incident de la bouteille de gaz :
- C’était la bouteille de ta mère, et je t’assure qu’elle fonctionnait parfaitement parce que je n’ai eu aucun soucis quand je l’ai ramené à la maison. Il interdisait à ta mère de se servir de la gazinière. Dès qu’on a changé la bouteille, il n’y a plus eut de problème… » et elle regarda la fille de son amie avec un sourire entendu.