La fille qui passe
Chaque jour, Élio voit cette fille passer devant chez lui. Il la regarde remonter à grandes enjambées la chaussée mal goudronnée de sa rue, sa jupe plissée battant contre ses jambes. Il observe ses longs cheveux châtains voler au gré du vent, libres de toute entrave. Il dévore des yeux cette apparition pure qui contraste avec la pollution qui envahit la ville.
Il ne sait pas d’où elle vient. Il ne sait pas qui elle est.
Mais il l’aime. Il aime ses yeux si étranges qu’il a aperçus une fois, qui mélangent du vert feuille et du marron chocolat. Il aime les grains de beauté éparpillés un peu partout sur son visage. Il aime ses tâches de rousseur qui lui constellent le nez. Il aime la façon dont ses yeux se plissent quand elle sourit. Il l’aime toute entière, mais il ne la connaît pas.
Au fil du temps, il a pris l’habitude de se poster à sa fenêtre pour la voir passer, pour la contempler de tout son être. Chaque jour à la même heure, il la regarde par sa vitre. Lorsqu’il finit plus tard, il rentre en courant pour ne pas la rater. Lorsqu’il finit plus tôt, il attend impatiemment qu’elle apparaisse.
Il est complètement obsédé par elle. Quand il mange, il se demande quels plats elle aime. Quand il est en cours, il se demande si elle aime étudier. Quand il marche, il songe à sa démarche gracieuse. Quand il dort, il rêve d’elle. Quand il parle… non en fait, il ne parle pas. Ou en tout cas, plus depuis qu’il l’a vue passer pour la première fois.
Il s’en souvient d’ailleurs très bien. Sa journée avait été très mauvaise : des notes de plus en plus basses, des exclusions de cours et une bagarre qui avait finie dans le bureau du proviseur. Il était rentré chez lui en haïssant le monde entier. En rentrant dans sa chambre, il avait jeté un coup d’œil vers sa fenêtre par habitude, dans la continuité de son mouvement. Et il s’était figé.
« C’est un ange, avait-il songé, un ange tombé du ciel. »
Il l’avait suivit du regard en se penchant le plus possible. Sa colère s’était envolée à l’instant où il l’avait vue. Le lendemain, tous ses professeurs et ses camarades avaient été surpris de voir la brute de service perdue dans ses pensées, ne réagissant à rien.
Depuis ce jour-là, il ne s’est plus jamais battu et n’a plus jamais été exclu de cours. Ses notes, en revanche, n’ont pas bougé, mis à part celles de français. Étrangement, les textes poétiques et romantiques lui parlent beaucoup plus, maintenant qu’il fait l’expérience de l’amour.
Mais lui ne s’en rend pas compte : la fille envahit tout son esprit. Il n’ose pas aller lui parler, il a peur d’avoir l’air d’un imbécile.
« Qu’est-ce que je lui dirai ? » pense-t-il jour après jour, posté devant sa fenêtre.
Alors, en désespoir de cause, il se tourne vers la musique. Ça, il connaît bien. Guitariste depuis son plus jeune âge, il s’est mis au chant à ses 10 ans. Ce passe-temps est son petit secret ; seule sa mère est au courant, et seulement car c’est elle qui lui a acheté l’instrument.
Il répète donc pendant des semaines une chanson nommée « la fille qui passe », qu’il a écrite peu après l’avoir vue pour la première fois. Il s’acharne dessus, dans les moindres détails. Il veut que tout soit parfait, qu’aucune fausse note ne résonne.
Enfin, le grand jour arrive. Il est prêt, il le sent dans ses os. Il regarde sa montre. Elle ne va pas tarder. Il sort dans le jardin, la nervosité lui nouant l’estomac et faisant battre son cœur à toute vitesse.
Soudain, elle apparaît. Il inspire un bon coup, puis plaque les premiers accords. Après une petite introduction, il se met à chanter. Sa voix et le son de sa guitare se mêlent et s’entrecroisent, dansant l’un avec l’autre.
Il a fermé les yeux dès les premières notes, il a bien trop peur de voir la réaction de la fille pendant son morceau. C’est donc dans le noir qu’il livre son âme, tel un aveugle s’exprimant par la musique. Sa voix puissante est vibrante d’émotion, tandis que le son de sa guitare poursuit son chemin avec une sensibilité qu’il n’avait jamais expérimentée auparavant.
Puis, le dernier couplet arrive. Le rythme se calme, sa voix se pose. Les derniers accords se font lents et résonnent dans l’air de cette fin d’après-midi. Il ouvre les yeux une fois tous les sons estompés, et la cherche du regard.
Elle est là, de l’autre côté de la barrière de son petit jardin. Ses yeux sont grands ouverts et emplis de larmes. Ses mains sont serrées contre sa poitrine cachée par son large pull. Ses cheveux volent au vent comme dans un manga. Il s’approche doucement d’elle, gêné. C’est la première fois qu’il se produit en public après tout.
Elle sort alors un carnet de son sac et se met à écrire à toute vitesse. Il la regarde faire sans comprendre. Puis, lorsqu’elle arrache la feuille et la lui tend, la lumière se fait dans son esprit : elle est trop timide pour lui parler. Il l’attrape donc et se met à la lire.
Cher inconnu,
Je n’ai pas voulu t’interrompre, tu avais l’air si concentré. Et puis, je ne sais pas pourquoi, mais quand tu es sorti de chez toi, j’ai eu l’impression que tu allais me parler, alors je me suis arrêtée pour te regarder. Tu joues vraiment très bien de la guitare, tes doigts n’ont pas hésité une seule fois. Tu as l’air de chanter très bien aussi. C’est d’ailleurs dommage que tu aies fermé les yeux, j’aime beaucoup leur couleur bleu ciel, et je pense qu’ils pourraient faire passer beaucoup d’émotion si tu les gardais ouverts. Malgré cela, j’ai senti que tu avais mis toute ton âme dans cette chanson. C’est pour cela que je suis désolée de te l’annoncer, mais… je suis sourde.