I. A.
Alexandre attendait le bus depuis bientôt une heure. L’ennui qu’il ressentait lui donnait envie d’être ailleurs. Il se mit à fouiller ses poches en quête de passe temps. Il n’avait sur lui que quelques pièces de monnaie, sa carte d’identité et son téléphone dont il s’empara sans réfléchir, fouillant ses fonctionnalités dans tous les recoins. Il entendit une voiture arriver, croyant que c’était son bus, il voulut relever la tête pour vérifier. Il se rendit vite compte qu’il se passait un phénomène étrange. Ses yeux étaient fixés sur l’écran, impossible de les décoller. Il avait beau essayer, cligner des yeux, rien à faire. Quoi qu’il fasse ou qu’il tente, ses yeux restaient figés sur l’écran. Lorsque son bus arriva, il ne parvint à monter dedans puisqu’il ne pouvait regarder que son écran. Le bus qu’il devait prendre partait de Auch à vingt-trois heures et arrivait à Bordeaux entre trois et quatre heures du matin. C’était le seul bus qu’il y avait dans la semaine et Alexandre devait se rendre au rendez-vous qui allait changer sa vie.
Il désespéra. De toute façon il avait déjà raté son bus, il avait raté la chance de sa vie et le problème n’était toujours pas résolu. Il décida de se reposer sur le banc qu’il réussit à atteindre par tâtonnement. Alexandre pouvait fermer les yeux aussi longtemps qu’il le voulait mais dès qu’il les ouvraient, il se figeait automatiquement sur l’écran de son téléphone. Un autre problème parut rapidement. Alexandre avait besoin de voir pour se repérer, seulement le contact de ses yeux sur les lumières bleues de son écran commençaient à lui brûler la rétine. Il pouvait évidemment allumer l’objectif arrière pour y voir mais il ne pouvait regarder longtemps pour préserver ses yeux. Et à chaque fois qu’il allumait l’objectif frontal, ses yeux étaient toujours plus rouges. Quelques heures passèrent et ses yeux commençaient à lâcher des larmes. Cette situation de pouvait durer guère longtemps. Il eut beau chercher sur internet, aucune information ne traitait de ce sujet si peu commun. Il découvrit, lorsqu’il voulut appeler des proches, que ses appels de marchaient pas, impossible d’appeler qui que ce soit ou d’envoyer des messages. Il était tard quand il s’allongea sur le banc de l’abri-bus pour y passer la nuit.
Il se réveilla sous les cris d’un éboueur bien matinal qui lui fit comprendre que les sans-abris n’étaient pas les bienvenus dans un lieu qui accueillait autant de monde. Lorsqu’il se redressa, il eut une impression étrange. L’impression d’avoir une masse de connaissances anormale. L’impression également d’avoir une rapidité mentale inhumaine. Quelque chose ne tournait pas rond. Mais il avait trop faim pour réfléchir à quoi que ce soit. Il sortit son téléphone pour en allumer la caméra et ainsi pouvoir se diriger plus aisément. Il fut attiré par l’odeur de chocolatine et de café chaud, provenant de la boulangerie qui se trouvait en face du trottoir sur lequel il se trouvait. Il avait mal aux yeux et il avait faim.
Avec les quelques pièces qu’il lui restait, il put s’offrir deux chocolatines et un café bien chaud qu’il dégusta en prenant le plus de temps possible. Plusieurs fois dans la journée, il tenta de décrocher son regard, mais c’était impossible. Cette masse de connaissance le troublait. Il eut une longue réflexion puis poussa un cri d’épouvante. La réalité qu’il venait de découvrir l’effrayait au plus au point : il était en train de perdre son humanité. Lorsqu’il se posait une question, n’importe laquelle, il trouvait quelques millions de réponses en quelques secondes, les mêmes que trouvait Google lorsqu’il lui posait la même question. Il avait beau se résonner en se persuadant que c’était impossible, rien n’y faisait : à chaque essai, c’était un succès, il trouvait les mêmes réponse que Google. Il crut d’abord être dans une simulation, mais les vérifications qu’il fit auprès de son environnement lui prouvèrent le contraire. Il eut une idée étonnante mais qui pourrait l’aider. Il se rendit sur Google Maps, se localisa et tenta de changer le lieu de son avatar en un clic. Il prit la précaution de fermer les yeux avant. Quand il les rouvrit, il était proche d’un syncope, mais son sang-froid l’en empêcha, ou plutôt son inhumanité. Il se trouvait bel et bien à l’endroit qu’il avait choisi sur sa carte connectée. Il était bientôt midi là où il se trouvait, devant la cathédrale d’Auch. Le rendez-vous de sa vie était à quatorze heure à Bordeaux. Malgré son handicap invivable à long terme, il tenta le coup. Il prit le temps de déjeuner d’un mauvais sandwich acheté peu cher dans une grande surface. Il était treize heures cinquante lorsqu’il se rendit sur le lieu de son rendez-vous. Il s’agissait en réalité d’un entretien d’embauche pour l’entreprise IBM. La secrétaire ne put rien entendre de l’échange. Mais tout ce qu’elle sut, tout ce que tout le monde sut, c’est que Alexandre fut à l’origine de ce qu’on appelle aujourd’hui l’intelligence artificielle.