Gauthier Duprat était un homme tout à fait banal...

Par HEDWIGE MARIE ROUILLE D ORFEUIL, publié le mardi 11 mai 2021 15:39 - Mis à jour le lundi 17 mai 2021 14:49
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Nouvelle de Ferdinand Pitré 2de4

Gauthier Duprat était un homme tout à fait banal, vivant dans un appartement de petite taille situé à Issy-les-Moulineaux, dans la périphérie parisienne. Déjà pendant son enfance, il passait inaperçu : durant sa scolarité, c’était un élève ni bon, ni mauvais, avec un tempérament effacé, calme, et sans originalité. Il avait continué ses études jusque au lycée, où il avait obtenu le baccalauréat sans mention, puis avait obtenu un emploi de contrôleur de train. Il était célibataire et avait un chat, pour remplacer la femme qu’il n’avait jamais eue et pour se sentir moins seul. Il n’avait pas de plaisirs particuliers et, comme il le répétait souvent, sans son chat, il serait déjà mort.

Un matin, alors qu’il descendait l’avenue Victor Cresson afin de se rendre à son lieu de travail, la gare Montparnasse, il rencontra son frère aîné, Michel, dont il avait perdu la trace depuis plus de dix ans. Gauthier le regarda, le reconnut, chercha son regard, hésitant à l’interpeller, moins par timidité que par peur que Michel ne le reconnaisse pas. Fort heureusement, ce dernier leva la tête, se demanda qui était ce jeune homme avec un faciès si familier, puis se souvint soudainement. Il se dirigea vers son frère et lança :

-Hé ! Gauthier !

-C’est toi, Michel ? répondit l’intéressé, feignant la surprise.

-Bah oui, idiot, tu me reconnais pas ? , tonna Michel en mettant à Gauthier une grande claque derrière le dos.

Ce dernier reprenait son souffle quand son frère lui proposa de prendre un verre au café des sports, dans le centre-ville d’Issy. Gauthier accepta volontiers et les deux hommes se dirigèrent donc vers la place principale. Une fois arrivés au bar à l’aspect sale mais à l’ambiance tellement conviviale, il demanda à l’aîné de lui raconter ce qu’il s’était passé pendant les dix dernières années. Michel prit une grande inspiration puis demanda une bière. En voyant la tête de Gauthier, ce dernier explosa de rire, puis commença :

« Tout a débuté il y a 10 ans, p’tit frère, quand tu avais quitté la maison familiale pour aller étudier à Paris, où tu comptais également t’installer. Ça a fait beaucoup de peine à maman, car elle pensait que tu allais reprendre l’exploitation et devenir paysan. Ah ça oui, ça lui a fait un sacré choc. Alors, elle s’est fâchée contre toi. Elle ne voulait pas, mais elle l’a fait. Tu es partie sans la regarder une fois, ça l’a rendue très triste, et le fait que tu ne lui aie plus écrit après encore plus. Six mois après ton départ, elle est morte. Le docteur a dit que c’était une pneumonie qui l’avait emportée, mais pour moi, il n’y a aucun doute : elle est morte de tristesse et de remords. Dans ses dernières volontés, elle a voulu que je reprenne la ferme. J’ai accepté. Ça fait neuf ans que je suis paysan, et ma foi, je m’y plais bien et je compte bien le rester. »

Gauthier écoutait, abasourdi, sous le choc de la nouvelle. Il ne pensait pas que cela pouvait avoir tué sa mère et avait tout simplement oublié de lui donner de ses nouvelles. Sur ce, les deux frères se séparèrent, et Michel quitta Paris. En rentrant chez lui, Gauthier repensa à ce que lui avait dit son frère, et un étrange sentiment l’envahit.

La nuit, il eut du mal à trouver le sommeil. Le remord, car il savait que c’était le remord, l’avait empêché de s’endormir. C’est vrai, quoi, c’est dur de dormir quand on sait qu’on a tué sa mère, même indirectement! Il se retournait sans cesse, regrettant profondément ses actes, mais sachant pertinemment que cela ne changerait rien à la chose : il avait tué sa mère.

Le lendemain, il n’alla pas à son travail. Ce fut à partir de ce jour qu’il devint dépressif :rien ni personne ne le faisait sourire, il trouvait la vie terne, morne et sans goût ; malgré tout il vivait. Il n’allait plus travailler, il ne sortait plus mais il vivait. Toute cette période sans sortir avait laissé des traces chez Gauthier Duprat : il avait de grandes cernes noirâtres autour des yeux, n’était jamais peigné, jamais coiffé, ne s’habillait désormais plus jamais et n’ouvrait même plus sa boîte aux lettres.

Il resta un mois dans cet état. Petit à petit, il se mit à réfléchir : étais-ce une vie de rester tout le temps chez lui ? De rester tout le temps allongé ? De ne jamais voir le jour? Et plus il réfléchissait, plus il était dépressif. Un matin, l’idée du suicide lui traversa l’esprit, et elle ne le quitta plus. Mais, lâche, il hésitait et repoussait au lendemain, et continuait sa misérable existence.

Pourtant, un jour, il se décida : il allait se suicider. Ainsi, il s’habilla, descendit l’avenue Victor Cresson, et arriva à la gare Montparnasse. Il alla sur les quais, marcha quelques mètres, et, voyant un train arriver, il se jeta. Ce fut plus bref que ce qu’il avait imaginé, et il n’eut pas le temps d’avoir peur : il mourut sur le coup, en accomplissant le seul acte de bravoure de sa vie.

Extrait d’une lettre de Michel Duprat à son frère Gauthier

Cher frère,

Je vais aller directement au but : si je t’écris cette lettre, c’est pour m’excuser. En effet, je t’ai menti du début à la fin. Je vais donc mettre les choses au clair : maman n’est pas morte par ta faute, c’est un cancer du pancréas qui l’a tuée. Maintenant que tu sais cela, je vais t’expliquer pourquoi je t’ai menti. J’ai toujours été jaloux de toi. Je ne l’ai jamais montré, mais j’ai toujours été jaloux. Toi tu étais calme, patient, et moi j’étais un gamin surexcité. C’est pourquoi maman t’a toujours plus aimé que moi. Quand tu as refusé de reprendre la ferme, j’ai vu là une occasion en or pour qu’elle m’aime plus que toi. Mais, même quand j’ai repris la ferme, elle a continué à t’adorer. J’ai donc cherché à te faire du mal, je suis venu à Paris exprès, et je t’ai menti. Maintenant, je me rends compte de ma méchanceté et je m’excuse, petit frère.

Au revoir, et adieu.

Michel DUPRAT

 

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