Arthur et l'absence

Par HEDWIGE MARIE ROUILLE D ORFEUIL, publié le mardi 11 mai 2021 15:49 - Mis à jour le lundi 17 mai 2021 14:50
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Nouvelle de Nils Ortis-Nelson 2de4

Dans la partie la moins éclairée de son salon, disposant d'une simple feuille et d'un stylo bille, Arthur avait le corps aussi vide d'énergie que sa tête était vide d'idées. Ses cheveux gris ébouriffés agités par les courants d’airs, venaient parfois caresser ses joues gercées par les larmes. Sa muse l'avait quitté, sans préavis, il y a deux mois, laissant le créateur bien démuni. Il se sentait ridicule. Le calme avait pris depuis toute la place de sa vie, mais c'était un calme tendu, austère. Soumis à cette plénitude imposée, il repensa malgré lui, nostalgique, à ces moments passés aux côtés de celle qui avait été durant 27 ans sa compagne et sa source d’inspiration.

Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, ils étaient à l’âge où la mort est encore une chose esthétique. A cette époque, ils étudiaient la littérature à l’École Normale Supérieure. Il l’avait tout de suite remarquée, jeune femme resplendissante et libre, tellement libre qu’elle en devenait presque effrayante. Mais pas pour lui. Lui, il l’aimait. Et elle...elle s’amusait. Ils avaient commencé à se fréquenter, et au fil du temps, s’étaient appris par cœur. Lui, timide et réservé, était un admirateur de la philosophie et des vastes étendues calmes et solitaires. Elle, était beaucoup plus extravertie, chaotique. Elle n’aimait la mer que pour ses tempêtes, la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée au milieu des ruines, le ciel uniquement lors des orages, et la vie seulement vécue à cent à l’heure. Pendant les années qui suivirent leur rencontre, leurs chemins se croisèrent, étreintes passionnées ; se séparèrent, éloignements douloureux ; zigzaguèrent, incertitude du destin ; puis s’unirent à nouveau et à jamais sur la place commune de l’église. Mais ce « jamais », trop vite consumé, s’avéra ne pas être éternel.

Ses yeux devinrent sombres et s’embuèrent de larmes, une main de glace oppressant son cœur. Alors, il sortit par la véranda et s’allongea dans l’herbe fraîche comme il aimait tant le faire avec Elle. Les mains sous la tête, il observait les nuages gris qui roulaient dans le ciel, poussés par le vent sui sifflait discrètement dans les branchages alentours. Dans chacun d’eux, il visualisait un évènement, une émotion, ou même un visage. Il se revit il y a trente ans de cela, allongé ainsi dans une prairie balayé par les vents automnaux.

C’était un samedi, et il avait pris des vacances à la campagne, dans sa résidence secondaire, vestige de parents décédés prématurément. De là où il était, il pouvait entendre les bruits de cloche et les bêlements des moutons qui paissaient plus bas, et sentir les effluves du foin rendu humide par les averses qui se multipliaient en ce mois d’octobre. Il s’en souvenait comme si cela avait été hier : Il était transporté par cette contemplation de l’infini, quand il avait entendu une voix douce, mélodieuse, en parfait accord avec la beauté des choses. En se relevant, il l’avait vu, Eva. Elle portait une longue robe noire d’où semblaient s’envoler des milliers de papillons, illusion renforcée par les feuilles jaunes virevoltantes, qui semblaient danser autour d’elle. Ce jour là, cela faisait presque cinq ans qu’il l’avait épousée, mais chaque fois qu’il la voyait était comme la première. Lui était devenu un célèbre écrivain réaliste et elle, moins connue, faisait carrière dans le fantastique. Mais pendant que l’eau du temps s’écoulait le long de leur couple, une partie s’infiltrait : le doute. De plus en plus souvent et longtemps, elle partait pour donner des stages ou des conférences. Et dans sa tête, il se disait :  « Elle n’est pourtant pas si connue... ». Mais il ne laissait rien transparaître au retour de sa femme ; toutefois il ne la questionnait pas, de peur de connaître la vérité. Il avait appris à supporter le poids de l’ignorance et cela resterait une souffrance insoluble, il s’y était résolu. Sa vie aurait pu être meilleure, mais il se contentait de celle-ci, et il était heureux.

Seulement, un jour, elle ne revint pas. Il attendit deux jours, puis trois, mais rien n’y faisait : elle avait disparu et ne répondait plus à ses appels. Il avait alors pris des initiatives, signalé la disparition de sa femme et appelé la maison d’édition qui l’avait faite se déplacer. Mais ce qu’il avait appris fit exploser toutes les explications rationnelles qu’il s’était imaginé : elle n’avait jamais été engagée par aucun éditeur. Dans la tête d’Arthur, tout s’était mélangé. Mais alors à quoi étaient dues ces absences ? Quelles genres de raisons l’auraient poussée à mentir ? Et surtout, où était-elle ? Ces questions étaient restées sans réponse pendant plus d’un mois, temps durant lequel Arthur n’avait que très peu dormi, son sommeil peuplé d’images horrifiques de sa femme, séquestrée, torturée, ou même assassinée. Environ deux semaines après qu’il ait eu déclaré la disparition d’Eva, une équipe d’investigateur était venu l’interroger. Bizarrement, cette discussion était gravée dans sa mémoire et il s’en rappelait tous les détails.

Ils étaient arrivés à trois devant la maison, dans une Dacia Sandero Stepway vers quinze heures, les pneus crissant sur les graviers de l’allée. Arthur les avait installés dans le salon et leur avait servi du café. Seul l’un d’entre eux avait parlé, le second prenant des notes, et le dernier était resté debout, les bras croisés toisant la scène du haut de son mètre quatre-vingt-dix. L’inspecteur Murano lui avait demandé si des évènements inhabituels étaient survenus avant le départ d’Eva. Il lui avait alors répondu qu’il n’avait rien remarqué de différent, quoi qu’elle avait l’air un peu abattue, contrairement aux autres fois où elle partait ravie. Après des explications sur les raisons qu’elle donnait à ses départs, ils s’étaient levés et avaient quitté la pièce sans un mot. Ce fut à peine si ils reposèrent les tasses. Durant la semaine qui suivit, Arthur n’eut plus de nouvelles de l’enquête et commençait à croire qu’il devrait engager des détective privés. Mais à la fin de ce délai, il avait reçut un recommandé de la police lui sommant de se rendre à la morgue… pour identifier le corps d’Eva. Tout d’un coup, tout était devenu sombre. Arthur s’était assis sur le sofa, la tête dans les mains, et avait lutté pour contenir ses larmes. Après une nuit blanche, il s’était rendu à la morgue, sous un soleil bien trop présent pour les circonstances. Arrivé, on l’avait conduit jusqu’à la chambre mortuaire et, après avoir respiré un grand coup, il était entré. Ce qu’il y avait vu s’était révélé pire que ses pires cauchemars. Sous le drap se cachait le corps de sa femme, mutilé, brûlé, déchiré… Seul son visage avait été épargné, comme si l’auteur de cet acte avait voulu que l’on reconnaisse la victime. Devant cette vision d’horreur, Arthur s’était mis à hurler, se cachant les yeux derrière ses mains. Peu à peu, ses hurlements avaient baissé en intensité et s’étaient mus en sanglots au milieu desquels on pouvait l’entendre gémir « Eva ». Après s’être calmé, il avait confirmé l’identité du corps et on l’avait reconduit à l’accueil, où il avait tant bien que mal rempli les formulaires qu’on lui avait distribué. A la sortie du bâtiment, les inspecteurs qui l’avaient interrogés l’attendaient, et l’avaient fait monter dans leur voiture. Murano lui avait alors expliqué la raison du décès de sa femme : après de nombreuses recherches, ils avaient découvert qu’Eva était membre d’une secte. Mais la façon dont il l’avait annoncé n’avait pas plu à Arthur. En effet, lorsqu’il lui avait appris que « Eva s’était bêtement suicidé pour ressusciter une licorne ou on ne sait quelle gaminerie », Arthur avait attrapé le col de sa veste et avait roué l’inspecteur de coups de poing jusqu’à ce que le gorille en costar, qui était sorti, ouvre sa portière et le balance dehors, le faisant rouler sur dix mètres. Lorsqu’il s’était relevé, la voiture démarrait en trombe et l’éclaboussait, roulant dans les flaques laissées par la pluie de la veille, dans lesquelles il avait ensuite pu laver son poing, maculé de sang.

Et le voilà maintenant allongé dans l’herbe humide, aussi mouillé que ce fameux jour. Réalisant cela, il se leva, rentra, et se changea pour enfiler un peignoir. Cela fait, il se rassit à son bureau et laissa ses larmes dessiner son histoire sur sa feuille, toujours vierge.

 

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